Au cinéma : cette histoire n'est pas seulement bouleversante, elle est aussi vraie
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Douze ans après son adaptation de "Sur la route", Walter Salles revient au cinéma avec "Je suis toujours là", drame récompensé à Venise et aux Golden Globes, qui raconte aussi bien sa jeunesse que le passé sombre de son pays.
Ça parle de quoi ?
Rio, 1971, sous la dictature militaire. La grande maison des Paiva, près de la plage, est un havre de vie, de paroles partagées, de jeux, de rencontres. Jusqu'au jour où des hommes du régime viennent arrêter Rubens, le père de famille, qui disparait sans laisser de traces. Sa femme Eunice et ses cinq enfants mèneront alors un combat acharné pour la recherche de la vérité...
Histoire personnellement vraie
À première vue, ce Je suis toujours là pourrait être une adresse de Walter Salles au spectateur qui avait perdu sa trace depuis 2012 et la sortie de Sur la route, son dernier film en date, et qui fait son retour avec un film d'abord solaire puis déchirant. Mais non. S'il n'est pas impossible de le lire de la sorte, il faut rendre à César ce qui est à Marcelo Paiva, auteur du livre dont s'inspire le cinéaste brésilien, et qui revient sur une histoire qui est à la fois celle de son pays et la sienne.
"Je connaissais bien une partie de l'histoire puisque j'ai été et je suis toujours un ami de la troisième sœur de Marcelo qui s'appelle Ana Lucia et habite Paris", nous dit-il, dans la capitale et un français quasi-parfait. "À travers elle, je suis devenu proche de la famille lorsque j'avais 13 ans. J'ai passé une partie de mon adolescence dans cette maison, vers laquelle on bifurquait pendant les week-ends. Parce qu'elle était extrêmement vivante, avec cinq avec jeunes âgés de 10 à 17 ans, leurs parents et des amis réciproques. Il y avait beaucoup de tribus qui se rencontraient en même temps."
"C'était une maison où les fenêtres étaient constamment ouvertes, il n'y avait pas de clé sur la porte. Les discussions politiques jasaient de tous les côtés, et toutes les générations étaient invitées à y participer, ce qui n'était pas du tout le cas dans ma maison. C'est aussi là que j'ai appris à aimer la musique brésilienne, que je connaissais en partie avant, mais qui était constamment sur le tourne-disque. Il y avait là cette idée d'un pays plus intéressant, plus inclusif et plus polyphonique que ce qu'était l Brésil à ce moment-là, puisqu'on était sous dictature militaire."
"Cette maison a toujours été un contrechamp pour moi. Mais il y a eu, pour tout le monde, un avant et après ce jour où le père a été arrêté pour être interrogé dans une prison militaire et n'est jamais revenu. Ça c'est la partie personnelle de l'histoire. Et le livre m'a fait comprendre tout ce qu'il s'était passé après. Car lorsqu'elle a été frappée par cette tragédie, la famille a quitté Rio pour Sao Paulo et nous, ses amis, avons perdu notre contact direct avec elle."
"J'ai certes renoué le contact avec Marcelo au fil des années, car il est écrivain et scénariste, et nous nous sommes souvent revus, vu que nous militions dans les mêmes milieux, mais je n'avais pas compris à quel point sa mère Eunice était devenue le centre de la famille et avait inventé des formes de résistances qui lui étaient spécifiques. C'est donc bien le livre qui est le point de départ du film, et j'ai aussi rencontré chacun des sœurs, pour avoir leur avis et les entendre, car Marcelo avait 11 ans au moment des faits."
"Je voulais, un peu comme dans Rashomon, avoir plusieurs points de vue pour construire le scénario [récompensé au dernier Festival de Venise, ndlr]. C'est aussi pour cela qu'il a mis longtemps à être aussi mûr : sept ans en tout dont, il est vrai, quatre dus en partie au silence créé par le gouvernement Bolsonaro, qui a profondément déstabilisé la culture brésilienne comme un tout."
"Avoir plusieurs points de vue pour construire le scénario"
Rashomon, comme le classique d'Akira Kurosawa qui a donné son nom à une manière de raconter une histoire, en réunissant plusieurs points de vue. De manière complémentaire et non contradictoire chez Walter Salles, afin de donner l'image la plus précise de cette époque et ces événements, en se basant sur les souvenirs des uns et des autres.
C'est ainsi que Je suis toujours là s'inspire du livre écrit par Marcelo Paiva, qui sert de lien entre le passé et le présent, mais suit tout particulièrement Eunice (Fernanda Torres, récompensée par un Golden Globe de la Meilleure Actrice dans un Drame, face à Angelina Jolie et Nicole Kidman) alors qu'on imagine aisément que Walter Salles a mis un peu de lui-même dans les plans qui montrent la fille aînée de la famille une caméra à la main, pour documenter cette époque qu'il recréé.
"Le livre de Marcelo est très polysémique dans sa construction. Et je pense que le titre, Je suis toujours là, touche chacun des membres de sa famille. Mais le fait qu'il montre à quel point Eunice a été à la fois la mère et le père des Paiva pendant toute la deuxième partie de sa vie induit une narration féministe assez peu commune dans la littérature brésilienne, et nous permettait aussi d'embrasser le point de vue d'une femme obligée à se réinventer pour que la famille, comme un tout, puisse continuer."
"Et elle le fait d'une manière qui n'est pas simple à vivre pour les enfants parce que, par exemple, c'est une femme qui n'a jamais partagé avec eux ce qui était arrivé au père. Donc, d'un côté, elle ne se laisse pas être traitée comme une victime par le gouvernement, elle refuse le mélodrame. Mais de l'autre, un peu comme le père l'avait fait de son vivant, elle ne raconte pas tout à ses enfants. Cela fait qu'il est très dur de faire son deuil à partir de cela. Il y a donc une réinvention mais cela reste un personnage très complexe. Il n'y a pas d'héroïsation de cette femme, que je trouve à la fois extraordinaire et dure dans sa manière de trouver une forme de survie."
"Quant au Super 8, il est lié au fait que, quand nous avons fait des recherches sur les années 70, nous sommes tombés sur énormément de films de famille en Super 8, qui révélaient en même temps toute une géographie humaine de ce moment-là, derrière laquelle la situation politique brésilienne pouvait être entrevue. Et c'est aussi à ce moment que j'ai commencé à filmer en Super 8, donc, tout s'est entremêlé."
"Je pense que le film peut être vu, comme un film sur cette famille qui essayait de vivre intensément, comme une forme de résistance à une dictature militaire, et c'est ce qui leur est dérobé quand le père est arrêté. On peut même se dire que cette utopie ou ce désir d'un autre pays qui leur sont enlevés quand le père part. Et cela amène toute la deuxième partie du film, beaucoup plus définie par la soustraction des éléments, puisque vous n'avez plus la musique, les fenêtres se ferment et la lumière cesse de passer dans la maison. Et tous les sons sont amortis : une dictature militaire, ça affecte aussi le langage, parce que les gens ne peuvent plus parler directement."
Un passé tabou pour le cinéma brésilien ?
Et le langage cinématographique aussi ? Avec cette histoire de résilience qui se révèle de plus en plus bouleversante et qui est aussi bien "sur notre passé que notre présent", selon ses propres termes, Walter Salles fait écho à son tout premier film, Terre lointaine, centré sur l'exil des Brésiliens à cette époque. Mais ce passé sombre est-il encore tabou dans le cinéma du Brésil, comme la Guerre d'Algérie a longtemps pu l'être en France ?
"Les cinémas argentin et chilien ont regardé dans cette direction d'une manière plus franche que le Brésil pour une raison : les crimes commis pendant les dictatures militaires ont été jugés et les tortionnaires emprisonnés, et ce n'est pas le cas au Brésil, bien au contraire. Il y a eu chez nous une amnistie qui a été négociée par les militaires, après vingt-et-un ans passés au pouvoir, donc le mouvement de transition n'a pas été aussi net que chez nos voisins."
"Le cinéma brésilien a quand même abordé ces années de plomb, mais rarement à travers le microcosme de la famille. Alors que les Argentins l'ont fait, en montrant aussi bien ceux qui étaient engagés contre la dictature militaire que ceux qui sont restés. C'est le cas de L'Histoire officielle de Luis Puenzo [Oscar 1986 du Meilleur Film en Langue Étrangère, ndlr], qui suivait le point de vue d'une famille."
"Quand il est sorti au Brésil, le fait que plusieurs générations soient allées le voir aussi vite, pour vivre cette expérience collective, a montré qu'il y avait un vrai un désir de se rapprocher de cette histoire, de mieux comprendre ce qu'il s'était passé dans notre passé pour mieux définir ce que seraient notre présent et notre futur. Aujourd'hui, il plusieurs films brésiliens en montage, qui parlent de cette époque. Dont celui d'un très grand réalisateur, Kleber Mendonça Filho, qui doit sortir en 2025 et qui, j'en suis sûr, apportera un regard supplémentaire extrêmement pointu sur cette époque."
Le film en question s'appelle L'Agent secret, et on ne serait pas étonnés de le voir passer par Cannes. Mais, en attendant, c'est Je suis toujours là qui fait l'actualité, et son histoire vraie ainsi que la manière qu'a Walter Salles de la raconter risquent bien de vous émouvoir aux larmes, avec ce qui se présente déjà comme l'un des sommets cinéma de 2025, couronné par un beau succès public (plus de trois millions de spectateurs) au Brésil.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 16 décembre 2024
publié le 15 janvier, Maximilien Pierrette, Allociné