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"Ne pas trop fétichiser les années 90" : comment Leurs enfants après eux nous emmène-t-il dans le passé ?

© Warner Bros. France

Réalisateurs de "Leurs enfants après eux", Ludovic et Zoran Boukherma évoquent avec nous la manière dont ils ont recréé les années 90, de l'ambiance à la musique, pour leur adaptation du roman de Nicolas Mathieu.

C'est une information connue, et assumée par les principaux intéressés : Gilles Lellouche avait initialement fait appel à Ludovic et Zoran Boukherma pour co-écrire et co-réaliser Leurs enfants après eux, adaptation du roman homonyme de Nicolas Mathieu, Prix Goncourt en 2018, qui aurait pris la forme d'une mini-série.

Mais L'Amour ouf, projet qu'il chérissait depuis près de deux décennies, a fini par se concrétiser. Et les réalisateurs de Teddy et L'Année du requin sont restés seuls aux commandes de Leurs enfants après eux, sorti dans nos salles le 4 décembre, et qu'ils ont poussé vers le grand écran, convaincus qu'il fallait lui offrir un "écrin de cinéma", pour reprendre leurs termes à notre micro.

Et il n'est pas étonnant d'apprendre que Gilles Lellouche a eu un coup de cœur pour Leurs enfants après eux, car il présente des similitudes avec L'Amour ouf : les deux films racontent une histoire d'amour contrariée, au long cours, qui nous replonge dans les années 90. Autant à l'image que dans la bande-son. Mais comment parvient-on a recréer une époque qui n'est pas si éloignée de la nôtre ?

"On a du mal à considérer que les années 90, c'est déjà des films d'époque parce que c'est vrai qu'on les a connus vu qu'on était enfants", nous dit Zoran Boukherma. "On est nés en 1992, mais notre enfance était en partie dans les 90's. Avec le chef décorateur [Jérémie Duchier], on a regardé beaucoup de photos de famille qu'on avait nous, ou que lui aussi a trouvées par ailleurs, dans la région, pour pouvoir voir les décors tels qu'ils étaient vraiment et ne pas tomber dans une version fantasmée de ce que ça devait être."

"Voir les décors tels qu'ils étaient vraiment et ne pas tomber dans une version fantasmée de ce que ça devait être"

"On a aussi regardé beaucoup de reportages, comme Strip-Tease, pour revoir des petits détails. Je crois qu'on a encore beaucoup de souvenirs des années 90, et ça passe par ces petits détails, les jeux vidéo, les CD, les cassettes... Des choses très simples qui permettent de se replonger dans le passé. Mais on ne voulait pas trop fétichiser les années 90, c'est un enjeu qu'on avait. On voulait que ce soit un film d'époque, mais on ne voulait pas trop sentir non plus qu'on rendait trop hommage à cette période parce que ce n'est pas exactement l'objet."

"La raison pour laquelle cette histoire se passe à cette époque, c'est parce qu'on est juste après les années 80, avec l'abandon par la gauche de l'idée de lutte des classes. C'est la première génération de jeunes, évoluant dans une même classe populaire, sont pourtant divisés, à l'image des personnages d'Anthony [Paul Kircher] et de Hacine [Sayyid El Alami] qui s'opposent, alors qu'en réalité ils appartiennent au même monde. L'idée des années 90 c'est vraiment celle-ci : la fin de la sidérurgie et comment cette classe sociale se retrouve à s'affronter et à être divisée. C'est un peu l'émergence de la France dans laquelle on vit aujourd'hui, qui est très divisée."

"Le film finit d'ailleurs sur une note positive, en 1998, avec la demi-finale de la Coupe du Monde, la perspective de la victoire des Bleus et cette espèce d'illusion Black-Blanc-Beur de la France qui est réconciliée. C'est même à ce moment-là qu'on réconcilie Anthony et Hacine. Mais cette réconciliation est malheureusement temporaire, parce qu'on sait que, quatre ans plus tard, il y avait Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles. Le cadre des années 90, c'est vraiment l'émergence de la France contemporaine. C'est ce qui nous intéressait aussi, au-delà de la reconstitution d'époque."

Une reconstitution qui passe également par la musique. "On avait cette envie commune que la musique prenne une grande place dans le film", raconte Ludovic Boukherma. "Comme c'est le cas dans le livre d'ailleurs : c'est un livre très musical, avec les quatre chapitres qui portent tous un titre de chanson. Donc on savait que le film serait musical. Aussi parce que la musique, c'est quelque chose qu'on a tous en commun. C'est une référence. Ça devient presque des hymnes, qui font qu'on est tous ensemble et qu'on regarde tous dans la même direction."

"On avait cette envie commune que la musique prenne une grande place dans le film"

"On aime bien l'idée de références américaines, aussi parce que que, gamins, on était abreuvés de cinéma et de musique américaine. Et faire sonner de la musique américaine dans une vallée française, je trouve que ça crée un décalage qui dit beaucoup sur l'adolescence aussi. On avait un joli budget musique qui nous a permis d'être assez libres, mais notre petit regret, c'est 'Smells Like Teen Spirit' de Nirvana, qui est très difficile à obtenir. Je crois qu'ils donnent très peu leurs droits pour le cinéma. Récemment, ils l'ont donné à The Batman ["Something in the Way"] pour quelque chose comme cinq millions de dollars."

"On l'a remplacée par 'Under the Bridge' des Red Hot Chili Peppers, et peut-être qu'on gagne un peu en émotion dans la scène, parce que cette musique a un quelque chose d'un peu plus émouvant." "On a aussi ramené le Sud-Ouest par la musique", ajoute Zoran Boukherma. "Et on a rajouté un morceau qui n'est pas dans le roman : celui de Francis Cabrel, 'Samedi soir sur la Terre'. Je trouve que c'était une manière, pour nous d'avoir, une petite touche de notre région natale."

"L'enjeu a été de faire coexister ces musiques très connues et le score, parce qu'on voulait que le film soit ample, généreux. Et ça, ça passe aussi par le score, car on voulait que les scènes soient accompagnées de musiques originales. Il y a notamment ce thème romantique au piano, composé par Amaury Chabauty, et toute la bande-son qui accompagne les scènes de lac, tout le suspense... Et la question de la coexistence de ces deux choses s'est posée."

"L'idée d'Amaury Chabauty a été de faire des reprises de musique pop, comme 'Where Is My Mind ?' ou Gloria Gaynor à la fin, et d'en faire des musiques réarrangées, pour qu'elles ressemblent à du score avec des chœurs d'enfants aussi. Et ça a été une façon de faire le lien entre ces deux choses-là. Mais on ne voulait pas non plus être sur le schéma 'une musique, une année', même s'il y a un peu de ça. On voulait aussi que la bande-son soit vraiment celle des personnages."

"Il y a aussi des références qui sont antérieures aux années 90, comme 'Dream On' d'Aerosmith, ou des musiques aussi des années 70 et 80. Dans la même logique que pour les décors, on voulait que ce ne soit pas juste du fétichisme de l'époque, il fallait que les musiques soient liées aux personnages. Pour nous, les musiques américaines, c'est la musique des ados, tout bêtement. Et la variété française, c'est la musique des adultes. C'était une façon de faire en sorte que les musiques fassent écho aux personnages."

"Celle qu'on trouve très belle, et elle est déjà dans le livre, c'est 'Que je t'aime' de Johnny Hallyday, parce que c'est presque 'La Marseillaise' : comment, d'un coup, cette vallée regarde dans la même direction et regarde ce feu d'artifice en même temps. Là on oublie les antagonismes, on oublie les conflits. On a Hacine, on a Anthony, on a Patrick [Gilles Lellouche], on a Hélène [Ludivine Sagnier]... On a tout le monde qui regarde ensemble dans la même direction et qui est lié par cette musique."

"On trouve ça beau de se dire qu'on fait un film qui parle de la France, donc on le fait aussi pour les gens"

"Ce moment illustre l'une des ambitions qu'on avait pour le film : d'avoir quelque chose qui soit fédérateur", conclut Zoran Boukherma. "L'utilisation de la musique et des effets de cinéma, qu'on a quand même multipliés, c'est aussi une façon pour nous de faire un pas vers les gens. Je crois que c'est aussi pour ça que le roman de Nicolas Mathieu a si bien fonctionné : c'est une grande fresque sociale et un Goncourt, donc c'est sérieux quelque part et, en même temps, c'est un roman dont l'écriture est extrêmement accessible, qui a été lu par quelque chose comme deux millions de personnes."

"C'est une des forces du roman et c'est ce qu'on a vraiment eu à cœur de traduire au cinéma : se dire qu'on peut faire une histoire sociale, qu'on peut parler de déterminisme, de reproduction de classes et, en même temps, donner le film aux gens et au plus large panel de gens possible. C'est l'idée du terme film populaire, par opposition au film élitiste. On trouve ça beau de se dire qu'on fait un film qui parle de la France, donc on le fait aussi pour les gens. C'est une démarche qu'on a eu à cœur de faire dans nos films précédents et qu'on avait vraiment envie de poursuivre dans celui-là."

Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 21 novembre 2024

publié le 7 décembre, Maximilien Pierrette, Allociné

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