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"Je voulais filmer le garçon derrière la queen" : comment Trois nuits par semaine déjoue un à un les clichés

Plongée édifiante dans l'univers du drag, Trois nuits par semaine est l'œuvre percutante et subtile du cinéaste Florent Gouëlou, à ne pas rater au cinéma cette semaine. Rencontre avec un auteur-réalisateur et son film aussi romantique qu'engagé.

Nous l'avons découvert au Festival de Valenciennes, où il présentait son premier long métrage, Trois nuits par semaine, plongée à la fois subtile et percutante dans l'univers du drag. Aux côtés de son équipe festive, il a réjouit et ému le public, totalement immergé dans son monde romantique, engagé et inédit. Un monde que Florent Gouëlou connaît bien et dont il nous a peint les contours et les nuances avec beaucoup de générosité. Rencontre.

AlloCiné : A l'origine de ce film et de son sujet très fort que vous connaissez intimement, il y a eu une rencontre : celle de , drag queen envoûtante et incontournable du milieu. Racontez-nous votre histoire et cette plongée totale dans son univers...

Florent Gouëlou : Tout part pour moi de cette rencontre en effet. Je suis entré à la Fémis département réalisation en 2013 et en 2017, j'écrivais mon film de fin d'études. J'avais décidé alors de faire un road movie entre un père et son fils, pour interroger les écarts culturels au sein d'une même famille. Exprimer la façon dont ces deux hommes habitaient leur masculinité différemment.

J'avais prévu de jouer dans le film avec mon père et c'est au cours de l'écriture que j'ai rencontré Cookie lors d'un show drag. A l'époque, le drag était encore intimiste à Paris. J'ai été complètement émerveillé d'autant que cela croisait parfaitement le sujet que je voulais travailler. J'ai décidé de m'écrire alors un personnage de queen. C'est comme cela qu'est né mon alter ego . Et j'ai invité Cookie à performer dans le film.

C'était juste une parenthèse au début dans ce film puis dans mes films suivants : Beauty boys racontait notamment la première fois en drag de jeunes gens, dans un petit village des Vosges. Puis c'est devenu de plus en plus central jusqu'à Trois nuits par semaine. Le drag est devenu une pratique assez récurrente dans ma vie en dehors de mon travail de réalisateur.

J'ai eu envie de filmer le garçon derrière la queen... Avec ce film, j'ai eu envie de filmer le garçon derrière la queen, ce que je n'avais pas fait dans les courts métrages.

Derrière Cookie Kunty, il y a en effet Romain Eck. Est-ce que cela a été facile de le convaincre de montrer le jeune homme qu'il est, derrière la queen qu'il incarne ? Je pense notamment à la scène très belle où il spoiler: se déshabille, se démaquille...

Ce qui était fort entre nous, c'est qu'avec trois courts métrages, on avait déjà construit une relation de travail et de confiance. Quand on lui en parle, il dit qu'il se sentait protégé par mon regard. On travaillait aussi avec le même chef opérateur donc il savait qu'il serait mis en valeur.

J'ai aussi beaucoup réfléchi à ce que l'écriture le protège. C'est-à-dire que le film s'appuie sur un personnage existant qui est sa création, Cookie Kunty, mais qui est revisité avec de la fiction. Cette scène dont vous parlez, il l'a abordée avec une confiance surprenante pour moi. Je mesurais ce que je lui demandais, à savoir me laisser filmer quelque chose de son drag qu'on ne voyait jamais.

Personnellement vous pratiquez donc aussi le drag. Qu'est-ce que cela vous a apporté en termes de liberté et que vouliez-vous en dire à travers ce film ?

Il y a deux motifs centraux dans le film. La question de la cohabitation et celle de l'autorisation que l'on se donne à soi-même. Ma pratique du drag m'a permis de vivre cela et d'avoir envie de le raconter. Par cohabitation, j'entends le fait de prendre conscience du fait que nos identités sont multiples. Même sans être drag queen, on est quelqu'un de différent le lundi matin et le samedi soir.

Sur l'autorisation qu'on se donne, je dirais que ma pratique du drag m'a permis d'embrasser des usages très différents de ma personnalité. Par porosité, Baptiste, mon héros, s'autorise à se déployer. C'est ce que je voulais raconter.

Cookie n'est pas une femme, il ne s'agit pas de transidentité "Narguer la norme, se réinventer, être plus vaste" : la liberté de vos personnages passe par le corps transformé par les artifices du spectacle : corset, talons, maquillage etc. Vous parlez aussi de cette prise de liberté pour votre héros, incarné par Pablo Pauly : comment se fait-elle?

La prise de liberté, plus que par la transformation, se fait par la traversée. La traversée des genres. J'ai choisi de faire de la même façon un road movie qui est une traversée de la France. Il y a des scènes où l'on essaie de filmer la métamorphose. J'ai essayé d'engager tous les corps dans une lutte.

Baptiste accueille aussi un désir plus large que celui auquel il était habitué. Il accepte de désirer un autre homme, d'accueillir des horizons inattendus pour lui.

Revenons sur cette histoire d'amour qui anime votre film justement et qui met en place une relation à trois, avec un obstacle là on ne l'attend pas, évacuant très vite l'ambiguïté du sentiment et le cliché qui va avec...

C'était très important qu'il n'y ait pas de malentendu. Cookie n'est pas une femme, il ne s'agit pas de transidentité. C'est un personnage de scène merveilleux et dès la rencontre, il n'y a pas d'illusion. On sait que c'est un homme derrière le personnage.

En termes d'obstacle, je voulais éviter de faire un film qui s'appuierait sur le fait qu'être un homme et avoir du désir pour un autre homme, cela fait forcément problème et cela passe par un déni, une détestation de soi. Je n'avais pas envie d'aller là-dedans et du coup le désir de Baptiste est assez fluide, assez rapide. Il fallait que dans la mise en scène, j'arrive à rendre cela crédible.

Lors de la première apparition de Cookie dans le film quand elle allume sa cigarette, on tombe assez facilement amoureux d'elle. C'est une créature de cinéma. Je l'avais décrite dans le scénario telle une Catherine Deneuve de la rue. Elle convoque un imaginaire glamour hollywoodien, avec sa fourrure, sa perruque blonde. C'est aussi un objet de cinéma qui fait qu'on peut nous spectateur avoir plaisir à la regarder, être dans la même urgence que Baptiste à la retrouver.

Je voulais aussi parler du travail, de la place qu'une carrière prend dans une vie. La question de ce triangle amoureux en effet c'est "est-ce que Quentin a de la place dans sa vie pour l'amour quand Cookie est déjà centrale pour lui ?"

C'est ce qui fait vraiment la force de votre film, d'évacuer un à un les clichés. Quel était le plus ancré à combattre avant tout ?

Le cliché central contre lequel je voulais me battre s'inspire des Chansons d'amour de Christophe Honoré et c'est celui dont on vient de parler oui : le désir d'un homme pour un autre ne fait pas forcément problème. D'autres choses peuvent faire obstacle à la rencontre.

L'autre cliché que je voulais éviter en parlant du drag, c'est la sexualisation des artistes. On est dans un endroit complexe là, car c'est un film sur le désir. Cookie est un personnage sexy mais pour autant, il n'y a rien de sexuel dans leurs rapports et la sexualité est réservée au off de Cookie, à savoir aux deux hommes quand Cookie n'est plus là.

Il n'y avait pas de place pour la sexualité dans le drag Dans l'écriture, on m'a encouragé parfois à aller dans le fétichisme or c'est quelque chose qui ne m'intéressait pas du tout. Je voulais imposer le fait qu'il s'agisse d'un art, que ce sont des artistes et que ce qui m'intéresse, c'est la cohabitation entre le spectacle et le quotidien. Il n'y avait ici pas de place pour la sexualité dans le drag.

Ce film est en effet également un très beau film de spectacle. Est-ce que cela a été le plus difficile à mettre en scène ?

Je parlais de traversée tout à l'heure. Il y a aussi une traversée du cinéma. On est dans le film social, le film d'amour et puis soudain dans le grand musical. J'avais beaucoup de joie à mettre en scène ces shows car ils sont au cœur de mon projet. Je voulais retranscrire en quoi cela a à voir avec l'émulation d'un match de foot par exemple.

Paradoxalement les shows étaient ce qu'il y avait de plus facile à tourner. C'était une très grosse machine, on avait deux caméras, cent cinquante figurants.... Mais une fois que le show était répété, il n'y avait qu'une manière de le filmer. L'action s'impose et il y a juste à s'adapter. Les scènes d'amour étaient aussi très chorégraphiées donc assez évidentes également.

Le plus dur à mettre en scène, finalement je dirais que c'était le quotidien. Toutes les scènes dans la cuisine entre Samia (Hafsia Herzi) et Baptiste notamment, ou entre Baptiste et sa sœur car il fallait réussir à faire cinéma avec deux personnes qui fument dans une cuisine. C'est l'un des motifs du cinéma français ! Mais c'est très dur car il n'y a que les acteurs, que le jeu pour porter cela.

Montrer la confrontation avec une société pas forcément acquise à la pratique du drag ou à l'homosexualité En contrepoint du spectacle, vous filmez aussi un autre Paris la nuit : celui de la précarité, des soignants engagés...

Raphaëlle Valbrune qui m'a accompagné au scénario, m'avait encouragé à ne pas faire un film hors-sol. A montrer la confrontation avec une société pas forcément acquise à la pratique du drag ou à l'homosexualité. Par contraste, cela rend la démarche de ces queens plus héroïque, elles ont l'air plus combattantes.

Je ne voulais pas que le film soit terne dans les moments quotidiens. J'avais suivi pendant un an une association qui faisait du dépistage santé sexuelle et je trouvais que cela montrait un certain Paris nocturne, plus précaire. Je voulais que le tableau soit réaliste, pas exotique.

A quelle étape du projet sont arrivés les comédiens connus que sont Pablo Pauly et Hafsia Herzi ?

Tous les autres comédiens et comédiennes venaient de mes courts métrages. C'était une troupe que j'avais constituée. Il manquait le rôle de Baptiste. Pablo, je l'ai rencontré en casting : il avait un bel équilibre entre la sensibilité et l'humour. On connait bien son visage comique. Il avait envie de se déplacer dans d'autres univers et avait cet équilibre-là.

Hafsia, c'était un peu l'actrice rêvée pour moi. J'admire son travail d'actrice et de réalisatrice. Il fallait pour moi soigner son personnage. De la même manière, je voulais éviter le cliché de la copine jalouse et trompée. En tant que réalisateur membre de la communauté LGBT, je suis attentif aux représentations des personnes de la marge ou maltraitées au cinéma. Je ne voulais pas faire un personnage utile. Je voulais qu'elle ait un vrai parcours, qu'elle soit surprenante, moderne en amour.

Elle a la générosité d'être lucide, même si cela lui coûte énormément. Elle préfère la vérité au faux-semblants. En faisant un film sur la rencontre amoureuse, je voulais aussi raconter comment les gens qui nous ont aimé nous accompagnent, même quand on n'est plus avec eux.

Votre univers est riche, contrastée et aussi référencé. Quel est le cinéma qui vous inspire ?

Je cite souvent Priscilla folle du désert pour l'esprit de troupe, le côté joyeux de la famille recomposée. Mais j'aurais pu citer Little Miss Sunshine pour les mêmes raisons. Le minibus rouge, c'est un mashup entre Little Miss Sunshine et les voitures dans les films d'Almodovar, comme dans Attache-moi par exemple.

Mes références paradoxalement ne sont pas liées au drag. Ce qui m'intéresse chez Almodovar ce n'est pas tant comment il a filmé les drag queens que sa rigueur d'écriture des personnages secondaires. Dans Tout sur ma mère par exemple, il a une espèce de cocktail d'émotion, de réalisme, de mélo, d'humour qui m'ont beaucoup inspiré.

Hitchcock et Spielberg aussi au centre de mon imaginaire... Il y a aussi Hitchcock qui est au centre de mon imaginaire. Cookie pourrait être sortie de Vertigo. C'est la Madeleine, blonde hitchcockienne, c'est une utopie. Consciemment je lui ai associé la couleur verte et en revoyant le film, je me suis souvenu que Madeleine portait la même couleur.

Spielberg traverse aussi mon travail parce qu'il a beaucoup filmé la fascination pour un objet plus grand que soi, l'émerveillement. La rencontre avec des figures qui chamboulent leur vie. Les travellings avant de Jurassic Park sont une grammaire de l'émerveillement qui traverse également mon film.

Trois nuits par semaine illuminera vos écrans de cinéma dès le 9 novembre. Une exposition photo du film se tient également à la Galerie Cinéma, 26, rue Saint Claude, Paris 3e, jusqu'au 26 novembre.

publié le 9 novembre, Laetitia Ratane, Allociné

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