Actus cinéma

C'est le premier choc ciné de 2023 : rencontre autour des Rascals de Jimmy Laporal-Trésor

Après le court métrage "Soldat noir", Jimmy Laporal-Trésor passe au long et frappe fort avec "Les Rascals", film-choc sur l'affrontement entre une bande et des skinheads, dont le réalisateur nous parle.

Qui a vu Soldat noir connaît le nom de Jimmy Laporal-Trésor. Et ne sera pas étonné par la réussite ou l'onde de choc de ses Rascals. Comme dans son court métrage percutant nommé aux César, dont il constitue en quelque sorte le prequel, le réalisateur nous renvoie dans le Paris des années 80 avec son premier long, pour une histoire de bandes à la fois haute en couleurs et très sombre.

"Les première fois qu'on a montré le film, il y avait comme une chape de plomb à la fin", nous dit le principal intéressé au Festival de Deauville, au lendemain d'une première séance publique mémorable qui a visiblement secoué les spectateurs, au vu du silence qui régnait au début du générique, avant que les applaudissements, nourris, ne prennent le relais.

Une projection que Jimmy Laporal-Trésor avait introduite en décrivant son film comme "la rencontre entre le rêve américain et le cauchemar français". C'est effectivement ça, Les Rascals : de grandes envies de cinéma au service d'un propos brûlant, porté par des talents à suivre. Et le premier choc de 2023, dont nous avons longuement discuté avec son passionnant metteur en scène.

AlloCiné : Un film comme celui-ci, avec cette ambition et un propos aussi fort, a-t-il été difficile à financer ?

Jimmy Laporal-Trésor : J'ai envie de dire "oui et non". Au final, nous l'avons financé assez rapidement, car nous avons eu l'avance sur recettes, des préachats de Canal+ et France Télévisions qui ont été rapides et beaucoup de SOFICA (Sociétés de Financement d'Œuvres Cinématographiques ou Audiovisuelles) sont venues. La seule chose que nous n'avons pas eue, c'est le soutien de la région.

Ce qui est assez étrange car, en général, lorsque l'on fait le Grand Chelem comme ça, les régions suivent. Mais pas là et pour des raisons inhérentes au sujet, car on trouvait le film trop violent. Donc les gens n'ont pas voulu aller sur ce projet, pour ces raisons.

Est-ce que ça a finalement permis de faire le film que vous vouliez, là où avoir ces aides aurait peut-être conduit à des concessions sur la violence ?

Non, car dès le départ on savait qu'on n'allait pas tout avoir. C'est un premier film, qui est certes extrêmement bien financé pour un premier film : au moment du tournage, nous avions 2,8 millions d'euros, ce qui est bien. Pour un film d'époque, c'est peu. Mais pour un premier film c'est super. Et c'est même monté à 3,2 millions avec les crédits d'impôts, donc on a pu avoir plus d'argent.

On avait donc cette somme là pour fabriquer, et c'était bien. Il a fallu être malins, car nous faisions un film de reconstitution historique, et ça m'a obligé à penser la mise en scène de manière intelligente. On ne pouvait pas faire n'importe quoi. Et comme je voulais tourner en Cinemascope, sans le budget qu'ont les Américains pour reconstituer tout un quartier des années 80, il fallait savoir où poser la caméra.

Des gens n'ont pas voulu aller sur ce projet, car on trouvait le film trop violent Il fallait avoir une idée très précise pour que l'équipe des décors et des accessoires sache ce que l'on voit, la partie de la rue qu'il fallait customiser et comment le faire. J'ai donc découpé tout le film. Tous les plans du début à la fin. Et pour les séquences plus compliquées, où il y avait beaucoup de mouvements et de gens à filmer - les concerts, les scènes d'action complexes comme chez le disquaire ou dans le métro - je les ai storyboardées précisément.

Pour que tout le monde sache exactement ce qu'il doit faire et quand. Pour ne pas perdre de temps, car nous n'avions que trente-cinq jours de tournage. Pour un premier film, c'est bien, mais pour un film comme celui-ci, c'est court. Et c'est ainsi qu'on a par exemple tourné la scène sur le quai du métro en huit heures. Comme il y a beaucoup de plans, il faut vraiment savoir ce que l'on fait et ne pas perdre de temps : lorsque l'on arrivait sur le plateau le matin, chacun savait ce qu'il devait faire.

Je pense aussi à la poursuite dans les couloirs, qu'on a tournée en trois heures. Il faut savoir à l'avance ce qu'on va faire. C'est un film très préparé en amont, et le tournage consistait à appliquer ce qu'on devait faire. En laissant la place pour être surpris, car il y a toujours quelque chose de magique qui va te surprendre. Mais le film est très préparé, et il n'y a pas vraiment de surprise à la fin, quand on arrive au montage : on sait ce qu'on doit monter.

On a pourtant le sentiment d'un film très libre.

Non, c'est très préparé. Mais ce qui peut donner cette impression de liberté, c'est qu'il y a beaucoup de plans-séquences. Et ça, ça donne aux comédiens beaucoup de liberté pour réellement incarner leurs personnages respectifs. Plus que quand on refait plusieurs fois la même scène sous des angles différents. Il y a eu une grande liberté de jeu, mais pas que pour eux. Malgré la rigueur technique, nous en avons eu aussi.

Et notamment, de mon côté, dans la mise en scène. Ça m'a permis de donner plus d'ampleur à l'histoire, de ne pas être dans un truc serré de champ-contrechamp. Comme je le disais tout à l'heure, je voulais une immersion dans les années 80, en Cinemascope, et certains décors ont imposé de devoir tourner en plan-séquence. Je n'aurais pas pu profiter du décorum avec un découpage sur les visages.

L'un des bons exemples, c'est la scène où Sovann (Jonathan Eap) et Rudy (Jonathan Feltre) descendent les escaliers en parlant de Mitch (Emerick Mamilonne) au début : on devait la tourner dans un ascenseur, mais en faisant le repérage, on tombe sur cet escalier extérieur et, en regardant la topographie de la cité, je me dis qu'en un plan on pouvait raconter où ils vivent. Et c'est comme ça que s'est imposée l'idée de tourner en plan-séquence.

Ça a été un défi, techniquement, car je ne pouvais pas mettre de grue puisqu'on allait la voir. Et je ne voulais pas utiliser de drone, car la qualité de l'image allait être détériorée. Mais le chef machino a inventé un truc qu'il n'avait jamais fait avant : un système de poulies qui permet à la caméra de commencer en haut et descendre au fur et à mesure, avec les comédiens. Puis deux machinistes la récupéraient une fois en bas, et ceux qui géraient la poulie sont repartis en courant pour faire remonter le câble, et à l'arrivée on ne voit rien, c'est sans accroc.

Ce sont vraiment les lieux qui nous ont forcés à penser la scène de cette manière. Pareil dans celle chez le parrain de Chic (Mark Grosy) : on a ce décor un peu rococo, et je me suis dit que si je découpais cette scène, nous n'allions pas voir l'opulence dans laquelle ce mec vit. Or cette opulence est censée montrer quel type de mec il est. Donc là encore, le plan-séquence a été l'idéal.

Vous parlez de Cinemascope ou d'ampleur des plans-séquences, et ce qui marque dans "Les Rascals", ce sont ses grandes envies de cinéma. C'est du cinéma social qui n'oublie pas le côté "cinéma" du terme, là où on cherche trop souvent un aspect documentaire dans ce registre.

Et c'était l'idée dès le départ avec Romain Carcanade [chef opérateur du film,ndlr] que j'ai rencontré sur Soldat noir. Je lui ai tout de suite dit que je ne voulais pas faire un film moche. Parce que très souvent, quand on fait des choses ancrées dans la société ou qui parlent de la banlieue, on fait toujours des films moches. Mais moi je n'avais pas envie de ça. Je voulais quelque chose de sexy. Un truc épique quoi !

Le Scope, ça me renvoie au cinéma de John Ford. Cette idée de truc "bigger than life", où on vit une légende. Et il y a quelque chose qui revenait dans la culture de rue de cette époque : ces histoires de bandes étaient des histoires orales. Il y avait quelque chose d'épique quand on racontait la manière dont un type s'était battu. C'était toujours plus beau que ce qu'il s'était réellement passé.

C'était aussi pour moi une manière de retranscrire cette oralité en leur donnant un côté plus épique, plus sexy. Et puis bon : c'est le cinéma quoi ! On est là pour vivre des choses. Sinon on fait du documentaire (rires)

Très souvent, quand on fait des choses ancrées dans la société ou qui parlent de la banlieue, on fait toujours des films moches. Mais moi je n'avais pas envie de ça. D'où vous vient cette fascination pour les histoires de bandes, qu'on retrouve aussi bien dans "Soldat noir" qu'ici ?

C'est un peu une madeleine. J'avais 8 ans à l'époque, et c'était des sujets de conversation qui me fascinaient. On ne parlait que de ça pendant les récréations. Des faits divers qui se passaient à Châtelet ou Saint-Michel, des règlements de compte, d'un mec qui s'était fait choper par des skinheads... On parlait beaucoup de ça, puis c'est un truc que j'ai oublié avec le temps.

Puis je suis tombé sur le bouquin "Vikings et Panthers" de Gilles Elie Cohen, en 2017. C'était des photos qu'il avait prises dans Paris en 1982. Il suivait la bande des Black Panthers, et ça m'a rappelé mon oncle, qui avait 18 ans à l'époque, et qui s'habillait comme ça, qui allait faire la fête. Ça m'a rappelé des souvenirs, et j'ai appelé mes potes Virak et Sébastien , mes co-scénaristes, pour leur proposer de raconter une histoire sur des bandes.

Surtout que le cinéma de bandes, c'est un cinéma très américain, avec Outsiders, Les Guerriers de la Nuit ou Les Seigneurs. Des films que j'adorais quand j'étais gamin et que j'ai dû voir des dizaines de fois. Mais on s'est rendus compte qu'il n'y avait pas de films français sur cette réalité, alors qu'on a une histoire de bandes assez incroyable en France. On a une vraie culture de bandes.

Les photos dont vous parlez, ce sont celles que l'on voit dans le générique de début ?

Non, ça ce sont des photos de Philippe Chancel, dont j'ai découvert le travail après [et qui sont au cœur d'un livre sorti récemment, ndlr]. Ça nous paraissait tellement incroyable de voir des gens habillés comme dans les années 50 pendant les années 80, qu'on s'est dit que personne n'allait nous croire. Donc il fallait faire un générique qui pose le contexte historique et montre qu'en 84, il y avait encore des jeunes qui s'habillaient comme dans les années 50. Qui étaient du rock, qui étaient noirs, arabes, jaunes...

Le hip hop n'existait pas. Ça commençait à arriver, mais ils écoutaient cette muisque et s'amusaient. Et à côté, il y a ceux qui écoutaient de la musique punk, de la new wave... Il y avait tous ces petits mondes, toutes ces tribus qui avaient leur code vestimentaire bien précis et leur musique, mais qui se côtoyaient, ce qui est improbable pour nous aujourd'hui, car l'offre musicale est plus pauvre qu'à cette époque.

Mais je comprends que ce soit difficile à concevoir pour certains. Même au début, lorsque l'on parlait du projet, des gens nous demandaient s'il se passait dans les années 50 ou 80. On a dû prouver, en montrant des photos, que c'était bien pendant les années 80, mais que des mecs étaient habillés comme ça. Grâce aux réseaux sociaux, on a aussi pu trouver des photos que les gens de l'époque se partageaient.

Finalement ce flou rend le film encore plus intemporel, avec son ancrage dans les années 80, ses renvois aux années 50-60 et ses échos à l'actualité politique. On pourrait presque ne pas préciser quand se déroulent les faits que ce ne serait pas choquant.

Si c'est le cas, c'est super oui. Cool (rires)

Comment "Soldat noir" s'est-il inscrit dans le processus ? Est que le court métrage a servi de carte de visite pour permettre aux "Rascals" de voir le jour ?

On a écrit Les Rascals en premier. Et Manuel Chiche [producteur et président de The Jokers, distributeur du long métrage, ndlr] me disait que, pour un premier film, ce serait compliqué de m'imposer en tant que réalisateur sur un tel projet. S'agissant d'un film d'époque, il allait falloir un certain budget. Et le casting n'étant composé que d'inconnus, il fallait rassurer les financiers, avec un court métrage.

J'avais fait Le Baiser avec Hafsia Herzi, qui était un plan-séquence. Mais pour Manuel, qui le trouvait bien, il fallait autre chose. Un truc actuel, qui s'inscrive dans la même temporalité que Les Rascals. Et on a pensé, avec Virak et Sébastien, à cette histoire qui se passe en 1986, au moment où il y a des chasseurs de skins, où la jeunesse n'est plus la même et on n'écoute plus du rock mais du rap.

On voulait donc raconter l'histoire de ce gamin qui prend conscience des choses et se radicalise de manière assez frontale. J'ai donc fait ça pour, quelque part, rassurer les financiers. Mais également pour moi, dans un second temps, créer une équipe autour du projet, une manière de bosser ensemble, car ceux qui ont fait le court ont aussi fait Les Rascals.

Mais le Covid a repoussé le tournage : je devais le tourner à l'été 2020 et il devait servir de carte de visite pour les financements. Il a donc été repoussé à novembre 2020 et, à ce moment-là, on avait déjà les financements pour Les Rascals (rires) Donc le film a surtout servi à rôder l'équipe, car on a tourné en novembre 2020, et on a fait le long en juin 2021.

On imagine également que le casting n'a pas été simple. Avez-vous testé les acteurs séparément ou ensemble, pour voir si une alchimie se dégageait ?

Ça s'est fait en deux temps. D'abord trouver les individualités qui pouvaient incarner les rôles qu'on cherchait, car on cherchait des gueules, des gens qui allaient vraiment incarner une identité forte pour chaque personnage. Comme on est dans un film de bande, l'un d'eux peut passer à l'as si tu ne choisis pas les bonnes personnes.

Et une fois les individualités fortes trouvées, il a fallu les confronter ensemble. Car il y a une bande au cœur du film. Le dernier personnage, c'est la bande. Donc il faut que ça marche, que ça soit organique. Le deuxième tour, c'était un peu les chaises musicales : on tentait de mélanger les gens et un groupe est ressorti, c'est celui du film. Mais je ne me suis pas contenté de rester à la surface et j'ai fait appel à une répétitrice pour les faire bosser ensemble pendant trois ou quatre semaines.

Le dernier personnage du film, c'est la bande Ils se sont vus, à raison de deux ou trois fois par semaine, pour faire de l'expression corporelle, parler de tout et de rien, apprivoiser le corps de l'autre et qu'une symbiose se fasse. Qu'ils fassent connaissance, coporellement et mentalement, qu'il se fassent confiance, s'abandonnent. On était entre le stage et la thérapie de groupe (rires) Et ensuite, les répétitions que j'ai faites avec eux, c'était pour les scènes de baston, avec des chorégraphies à apprendre.

Mais je n'ai pas voulu user le texte avec des répétitions sur les scènes. Certaines étaient clés pour les personnages, donc j'ai posé les jalons et je leur ai donné ce qu'il faut pour pouvoir l'incarner. Comme dans la scène en voiture, sur la fin. C'était un plan-séquence et il fallait pouvoir nourrir les personnages. Qu'ils soient forts, justes. Donc on a répété pour poser les bases. En revanche, j'ai fait appel à un coach pour Angelina .

Elle a un rôle très complexe. Le plus complexe du film pour moi. Donc il fallait qu'elle soit armée. Je lui avait donné une espèce d'arche émotionnelle, avec les moments clés et les bascules, pour qu'elle comprenne à quel moment Frédérique change d'émotion. Et elle a ensuite travaillé chaque segment avec une coach, Coralie Emilion-Languille, pour que, en arrivant sur le tournage, elle puisse se rattacher à des trucs. Tout ceci a permis de savoir où on allait sur le plateau. On ne leur parlait pas chinois.

Le personnage de Frédérique résume bien les forces du film et, on imagine, les difficultés de trouver l'équilibre entre le manichéisme et le risque de glamouriser la violence de la bande au début, ou le fait de suivre les méchants à travers elle sans les excuser.

Oui, car la vie n'est pas manichéenne. Chaque problème est complexe mais on simplifie tout : le racisme, la délinquance... Ça bipolarise le discours et le dialogue autour de ça, et ça n'est pas constructif. Alors que, à partir du moment où on accepte que la vie et les émotions humaines sont compliquées, et qu'on essaye de comprendre comment on peut être embrigadé sur une pente glissante, et qu'on se dit que ça peut arriver à n'importe qui, on est libre.

Personne n'est à l'abri de la haine. Quelle que soit ta culture, ton éducation... Et une fois que tu en es conscient, tu es libre car tu n'es pas là pour donner une leçon de morale aux gens. Tu es juste là pour dire que si nous ne sommes pas vigilants, on peut se foutre sur la gueule les uns les autres. Et c'est ce qu'on essaye de raconter : qu'à un moment donné, il y a des gens traversés par des émotions, des déceptions, des colères, et d'autres viennent instrumentaliser tout ça. Et ça va très loin.

Le scénario a-t-il beaucoup évolué au fil de l'actualité ? Il y a des propos, sur la fin notamment, qui font écho à ce que l'on a pu entendre sur les plateaux de télévision pendant la campagne électorale.

Il faut savoir qu'on a commencé à travailler sur le film en 2018 et qu'on a fini de l'écrire en 2019. Puis on a bossé sur Soldat noir, et on a été rattrapés par l'actualité en fait. Sur plein d'aspects. Même pendant l'écriture, des gens nous disaient que telle ou telle scène était un peu grosse, mais non, parce qu'on était très documentés, même pour le discours qui est avant le film.

On a été rattrapés par l'actulaité. Sur plein d'aspects On a lu ou écouté beaucoup de discours faits à l'époque par des personnalités d'extrême-droite - et pas seulement du FN car la nébuleuse extrême-droite est beaucoup plus complexe que ce qu'on veut nous faire croire, avec des groupuscules encore plus radicaux. On s'est intéressés à leur pensée, et ça nous a inspiré pour écrire ce discours très ancré dans la réalité de l'époque. Et on se rend compte aujourd'hui que c'est bis repetita.

C'est pour cela que l'on se pose la question devant le film.

Nous aussi. Quand on a vu ce qu'il s'est dit pendant la campagne présidentielle, il y a une des personnes que l'on voit dans le film qui aurait clairement pu se présenter (rires) Car elle dit la même chose, et c'est terrifiant.

Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Deauville le 4 septembre 2022

publié le 11 janvier, Maximilien Pierrette, Allociné

Liens commerciaux