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"105 prises alors que la 2e était bonne !" Kubrick a rendu fou le compositeur de Barry Lyndon

Excellent documentaire largement constitué d'archives sonores des entretiens menés durant 30 ans par le critique Michel Ciment, un des très rares journalistes à avoir eu accès au cinéaste, "Kubrick par Kubrick" est à voir sur arte.tv.

Disparu à l'âge de 70 ans, Stanley Kubrick n'a signé que treize longs métrages en cinquante ans de carrière. Du mélodrame (Eyes Wide Shut) à la science-fiction (2001 : L'odyssée de l'espace) en passant par l'horreur (Shining), la comédie (Docteur Folamour), le film de guerre (Les Sentiers de la gloire et Full Metal Jacket) ou d'époque (Barry Lyndon), Stanley Kubrick a offert à chaque genre un incontestable joyau du Septième Art.

Vingt-quatre ans après sa mort, tout semble avoir été dit sur ce cinéaste de légende, probablement l'un des seuls -si ce n'est le seul- à avoir bénéficié d'une liberté quasi totale pour se consacrer pleinement à son art.

Méfiant à l'égard des journalistes, préférant communiquer par l'image plutôt que par les mots, Kubrick s'est très peu exprimé publiquement, ce qui a contribué à épaissir le mystère qui l'entoure. Et même largement alimenter les rumeurs les plus folles, sur la misanthropie supposée d'un homme vivant complètement reclus.

Formidable documentaire signé par Gregory Monroe, Kubrick par Kubrick, récemment diffusé sur Arte mais visionnable sur arte.tv jusqu'au 11 juin prochain, est précieux. La raison ? Il est en grande partie composé des enregistrements sonores des interviews que le cinéaste a accordé durant une trentaine d'années à Michel Ciment.

Auteur d'un ouvrage de référence sur le réalisateur publié en 1980 et plusieurs fois réédité, le critique de cinéma, également directeur de la revue Positif et chroniqueur au Masque et la plume, fait partie des très rares journalistes à l'avoir interviewé à plusieurs reprises, nouant un dialogue au très long cours.

"Ma première question portera sur les interviews" se risque à lâcher Ciment lors de sa première rencontre avec le maître. "Vous êtes de plus en plus réticent à parler de vos films".

La réponse de Kubrick fuse, avec sa voix douce : "Je n'ai jamais trouvé ça important, ni même possible, de parler de l'esthétique de mes propres films. Je n'aime pas particulièrement ça. Je me suis toujours obligé de faire un résumé subtil et remarquable sur l'intention du film".

Le beau-frère du cinéaste, Jan Harlan, ne nous avait d'ailleurs pas dit autre chose, lorsque nous avions eu le privilège de faire avec lui la visite guidée de l'extraordinaire exposition consacrée à Kubrick à la Cinémathèque, en 2011.

"Je voulais balancer Stanley par la fenêtre !"

Kubrick, qui se voyait comme un Napoléon à la tête de ses armées durant la production de ses films, était entre autre réputé pour son perfectionnisme absolu. Obsessionnel même. Les anecdotes ne manquent pas sur ces acteurs ou actrices qui ont craqué au bout de dizaines et dizaines de prises, comme Shelley Duvall sur Shining, ou Ryan O'Neal sur Barry Lyndon.

Sur ce film d'ailleurs, le documentaire fait intervenir le témoignage du compositeur, Leonard Rosenman, qui livre une anecdote saisissante à propos du cinéaste, et dans le sens le plus littéral du terme :

"C'était pour une scène avec une horde de soldats de l'armée irlandaise, je crois. Nous avons utilisé des instruments authentiques. Des flûtes authentiques trouvées dans des musées, des tambours authentiques, etc...

Nous avons fait 105 prises et la 2e était parfaite. Les musiciens m'ont regardé, je les ai regardés, comme si nous avions affaire à un fou. 105 prises, vous vous rendez compte ?

J'ai fini par jeter ma baguette, je l'ai attrapé par le cou. Je voulais le balancer par la fenêtre. Tout le monde s'est mis à rire nerveusement. Stanley a dit : "tu es fou !" J'ai répondu : "TU nous rends tous fous, c'est bien le problème !""

Une analyse aiguë de notre société

Si son manoir anglais de Childwickbury était devenu le centre névralgique de son univers, Kubrick n'était pas coupé du reste du monde. Au contraire, il était parfaitement conscient de sa marche, ses dérives, et ses bouleversements violents.

S'entretenant avec Ciment dans le sillage de la sortie de son film choc Orange mécanique en 1971, qui fut exploité pendant deux ans en Grande-Bretagne avant d'être retiré des salles à la demande express de Kubrick (et ne ressortira là-bas qu'à sa mort), le cinéaste livre une réflexion terriblement lucide d'une brûlante actualité sur la violence dans notre société.

"L'un des problèmes sociaux les plus déroutants de nos jours est "comment maintenir l'autorité sans être répressif ?" Il y a ce sentiment grandissant parmi les jeunes, que la politique et les moyens légaux pour faire évoluer la société sont trop lents et sûrement inutiles. D'un autre côté, l'autorité se sent menacée par le terrorisme et ce sentiment croissant d'anarchisme.

La question est : "comment trouver, si c'est encore possible, un équilibre ?" La réponse n'est pas dans la vision optimiste très utopique visant à détruire l'autorité pour en tirer du bien. Et ce n'est pas non plus en disant que l'autorité doit s'imposer par la force. C'est un dilemme".

Kubrick par Kubrick, à voir jusqu'au 11 juin 2023.

publié le 30 mai, Olivier Pallaruelo, Allociné

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